« Dans les derniers jours, plusieurs médias ont invité en entrevue des hommes qui tiennent des discours misogynes extrêmes, probablement en se disant que c'est d'actualité donc d'intérêt public, que c'est important d'écouter des opinions avec lesquelles on est en désaccord, et peut-être aussi avec l'espoir que les inviter permettra de les « exposer », ou même qu'ils arriveront à « avoir le dessus » sur eux, parce qu'on est armés de meilleurs arguments et de meilleurs faits.
Je comprends l'attrait de faire ça. Je l'ai fait moi-même à de nombreuses reprises, avec des scientifiques qui tenaient des discours marginaux dangereux. Mais depuis, j'ai remis en question cette pratique.
J'en ai discuté dans la 3e saison du balado Dérives, et ce qui s'applique aux scientifiques dissidents s'applique aussi à l'ensemble des discours extrêmes. Ce qui se produit réellement quand on les invite, c'est que :
1. On donne une aura de légitimité à leurs discours. On sous-entend que leur discours marginal est important, car il mérite l'attention de tout le monde. Et on contribue à leur notoriété en leur donnant une ligne précieuse à ajouter à leur CV (« J'ai été invité à telle émission »).
2. On se retrouve face à un barrage de faux arguments et de statistiques douteuses, quasi-impossibles à contredire sur le coup. Cette stratégie rhétorique porte un nom : le « Gish Gallop », qui vise à « noyer votre adversaire dans un flot d'arguments individuellement faibles, afin d'empêcher la réfutation de l'ensemble du propos ».
3. Même si on invite une ou un spécialiste pour « recadrer » la discussion, cette personne se retrouve alors avec le pire rôle possible : on positionne, sans le vouloir, son expertise sur le même pied d'égalité que le discours extrême. Ça aussi ça porte un nom : le faux équilibre. Ça donne l'impression que les deux discours sont opposés, mais qu'ultimement, ce n'est qu'une « question de point de vue ».
Un autre danger de ces invitations est que les personnes qui tiennent des discours extrêmes vont très souvent employer une stratégie d'autopromotion appelée « bait-and-switch ».
Quand la personne est invitée dans une tribune mainstream, elle va adoucir son discours, prendre un ton plus nuancé et rassembler. Elle va soudainement être d'accord avec la plupart des critiques qu'on lui adresse. Elle peut même se mettre à dénoncer elle aussi des discours plus extrêmes que le sien (ex. « Moi aussi je trouve qu'Andrew Tate exagère »).
Ça fait en sorte que le public se dit : « Ben coudonc, il/elle n'est pas si pire que ça! ». Au mieux, son discours se retrouve alors normalisé ou banalisé, et au pire, la personne gagne de nouveaux fans.
Mais en réalité, la personne n'a pas changé : elle garde ses arguments les plus extrêmes, moins digestes pour le grand public, pour ses propres plateformes.
On entend très souvent qu'il faut lutter contre la censure, et c'est vrai. Mais ces personnes qui tiennent des discours extrêmes ne sont aucunement censurées. Au contraire, elles ont le privilège de s'exprimer largement et librement.
Dès qu'on les critique, elles crient à la censure. Mais critiquer, ce n'est pas censurer. Et refuser de leur donner davantage de visibilité n'est pas non plus de la censure.
C'est évidemment important de parler de ces phénomènes.
Par contre, on n'a pas à amplifier des discours extrêmes qui n'apportent rien de constructif à la société.
Encore une fois, je suis bien le dernier qui pourrait blâmer les médias de vouloir s'essayer; comme je l'ai dit plus tôt, je l'ai fait aussi. Tout ce que je peux faire, c'est de noter que la plupart du temps, selon mon expérience, il y a des risques beaucoup plus grands d'inviter ces personnes que n'importe quel bienfait qu'on espère obtenir. »